J'en reviens à peine, et je ne veux déjà qu'une chose : vous faire partager un incroyable week-end en tribu kanak pour
mettre des mots sur cette aventure inoubliable.
Bienvenue en Kanaky
Si d'aventure vous posez un pied en Nouvelle-Calédonie, sachez que vous débarquez sur une terre riche de peuples très
différents, qui vivent côté à côte sans trop se mélanger :
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les Métro ou Zoreilles, catégorie à laquelle j'appartiens, c’est-à-dire
les Métropolitains fraîchement débarqués, en transit sur le Caillou, reconnaissables à leurs coups de soleil ;
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les Caldoches sont les « blancs » descendants des Européens
installés depuis plusieurs générations. On les trouve principalement à Nouméa et en brousse sur la côte Ouest ;
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les Polynésiens, principalement des immigrés de Wallis & Futuna,
forment la plus grosse communauté (plus nombreux en Nouvelle-Calédonie que sur leurs îles respectives), reconnaissables à leur stature incomparable, à côté desquels Bastien fait figure de
crevette mal nourrie ;
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les Asiatiques, principalement vietnamiens, à qui l'on doit la
nourriture pas chère vendue dans leurs bouibouis quand tout le reste de Nouméa est fermé ;
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les Mélanésiens, issus des îles Pacifique à proximité de la
Nouvelle-Calédonie : parmi eux, présents en Nouvelle-Calédonie, les Vanuatais, les Papous et les Kanak (nom invariable).
Les Kanak sont les « primo-arrivants ». Beaucoup habitent sur
les îles Loyauté ou dans la Province Nord. Ils parlent français mais on compte près de 27 langues kanak. Ne leur parlez pas de la Calédonie, pour eux vous êtes sur leur patrie, la Kanaky. Leur
mode de vie traditionnel est la vie en « tribu », entourés de leur famille et des autres membres de leur communauté au fin fond de la brousse. Je n'en savais pas plus sur eux avant
d'être invitée par Gary (un Kanak travaillant à Nouméa, connu par un ami respectif), à passer un week-end à Ouegoa, son village natal.
Kanakement vôtre
J'ai rencontré Gary il y a deux semaines. Mercredi dernier, il débarquait à l'appart' avec bananes poing go, picots
fraîchement péchés et vin rouge pour nous cuisiner du poisson version kanak. Nous, affalés dans le canap'. Ok mec, reviens quand tu veux ! Mieux : l'invit est lancée, vous venez à Ouegoa le
week-end prochain. Eh ouais, c'est pas plus compliqué que ça en Kanaky.
Vendredi, 17h, la semaine de boulot se termine. 17h30, départ en bus avec Bastien. Un bus version calédonien, ça donne une
grosse soixantaine de Kanak entassés, y compris dans l'allée centrale où les familles se pressent sur des strapontins. "Clim' espagnole" comme dirait Morgane (comprenez fenêtres ouvertes), genoux
écrasés contre le siège de devant et c'est parti, roule Mimile. Arrivée prévue 23h30. Tout serait tellement moins drôle sans les imprévus.
Nous, pour notre 1er week-end hors de Nouméa, on traverse tout le pays. Même pas peur.
18h30, alors que je mitraille les paysages de photos la tête par la fenêtre, un bon vieux gros sifflement se fait entendre.
Un bus qui crève ? Un bus qui crève. Et mieux : un bus qui crève sans roue de secours. LOL. 1h30 d'attente sur le bord d'une nationale sans bande d'arrêt d'urgence, ça vous calme les plus
aventureux. L'occasion d'apprécier à leur juste valeur les avertissements reçus auprès de mes collègues métro : "Fais gaffe en voiture Sarah, ici les gens roulent comme des tarés". Moi qui
n'avais peur de rien avec les Toulousains déchaînés sur leur accélérateur, je ravale ma fierté devant les fous du volant qui dépassent le bus arrêté. Le chauffeur à plat ventre sous le véhicule
ne semble pas plus impressionné que ça par les tabanars qui le frôlent à fond la caisse. La nuit tombe, les moustiques se mettent de la partie. Se répéter : TOUT VA BIEN.
1h30plus tard (oui vous avez bien lu), nous voilà repartis. Comme de juste, le chauffeur écrase le champignon pour
rattraper le temps perdu. Autour de nous, le noir complet. Pour notre premier voyage hors de Nouméa, nous avons choisi le village le plus au nord et le plus éloigné de la capitale. J'ai
l'impression de m'enfoncer dans l'inconnu le plus total. Heureusement le monde est petit, la cousine de Gary est assise devant nous dans le bus, et nous indique quand demander au chauffeur de
s'arrêter. Ce sera un vague embranchement non éclairé en rase campagne. Une fois descendus, nous voilà seuls, avec pour seule compagnie des voitures stationnées qui hurlent du Kaneka –la musique
locale– sous les étoiles. Ca sent le joint à plein nez, les gens autour de nous, dont nous distinguons à peine la silhouette, trinquent à la bière du coin. Pas de traces de Gary, qui n'a pas de
portable. Il est 1h30 du matin, TOUT VA BIEN.
Arrivée en tribu
20 minutes plus tard, Gary finit par nous retrouver. Privilège de filles, sa cousine et moi montons avec lui dans les 3
places du pick-up tandis que Romain et Bastien se hissent sur la plate-forme. En plein milieu de nulle part, nous nous engageons l'air de rien sur des routes défoncées, avalons les lacets,
évitons les ornières, dépassons chiens, poules et chevaux sauvages, tout cela sous un ciel constellé d'étoiles. Au loin, la vallée de Ouegoa finit par se profiler, nappée de nuages qui brillent
sous la lune tout sourire (ici, point de croissant de lune mais une jolie banane rigolarde : vous êtes dans l'hémisphère sud !). Le paradis commence à pointer le bout de son nez. Mais se mérite
encore.
2h30 du matin, nous débarquons dans la tribu. Sans rien avoir attendu de précis, nous découvrons un rien surpris des maisons aux murs de parpaings et toits en tôle, avec électricité et eau
courante, entourées de végétation luxuriante. Au fond du jardin, un cheval broute placidement, une meute de chiens au poil court nous accueille fébrilement. Épuisés, nous rejoignons une chambre
laissée à notre intention. Gary nous annonce le programme du lendemain : chasse aux cerfs en montagne. Départ dans une heure. Il est 3h, je suis levée depuis presque 24h.
Comme promis, il vient nous souquer à 4h du matin. Les yeux encore collés par le sommeil, nous avalons péniblement un chocolat chaud en poudre et saluons son adorable maman, "Mam", levée pour
nous souhaiter la bienvenue, et son papa, Alain. C'est l'heure de "faire la coutume", un geste ancestral que toute personne accueillie chez un Kanak doit accomplir pour le remercier de son
hospitalité.
Nous sortons donc un Manou (morceau de tissu coloré), un paquet de tabac, un pain de savon et un billet de 1000 F (environ
9 €) en gage d'humilité et de remerciement. Nous nous rendrons très vite compte à quel point c'était peu au regard de la générosité, de la gentillesse et du grand sens de l'hospitalité dont la
famille de Gary fera montre à notre égard tout au long de ces deux jours. Celui-ci nous présente donc à ses parents tout en expliquant notre venue. Avec beaucoup d’humilité, les voici qui nous
remercient de notre visite et nous souhaitent la bienvenue. L’accueil fait chaud au cœur.
Partie de chasse dans les montagnes
Il est 4h30, nous sommes sur le départ. Pour l’occasion, Gary me prête un pantalon treillis ; avec mes énormes
chaussures de rando et ma casquette enfoncée sur les oreilles, j’ai l’impression de m’équiper pour une sortie dans la jungle. C’est exactement ça.
Départ au petit matin
Nous partons en pick-up dans une nuit totale. Après 20 minutes de piste, nous rejoignons les cousins et nous mettons en
route au pied de la montagne. Au total, nous marcherons plus d’une heure dans la nuit noire. Pas facile quand il faut se frayer un chemin dans des herbes qui m’arrivent à la poitrine et qui
s’accrochent à nos vêtements. Nous traversons des forêts, des ruisseaux, nous grimpons des talus, escaladons des tertres, trébuchons, ahanons, tout cela dans le noir le plus total. Quand le
sentier se met en grimper, nous comprenons que nous attaquons les montagnes, sans trop les voir. Ce n’est qu’une fois au sommet que nous les découvrons au lever du soleil. Qu’il est étrange de
dominer du regard le chemin parcouru, sous un ciel qui devient éclatant en l’espace de quelques minutes… Il est à peine 6h, nous sommes en sueur, la tête qui tourne sous la fatigue et l’effort.
Et la chasse ne fait que commencer.
Nous, on vient de toooouuut là-bas...
Les Kanak chassent le cerf (prononcez « cerfe » à la mode locale), introduit par les colons au
XIXe siècle,
et qui maintenant ravage la flore. Sans prédateur naturel, l’Etat a fait appel aux chasseurs pour décimer les troupeaux : à chaque mâchoire ramenée, une récompense, plus élevée si c’est une
femelle. Cependant, les Kanak chassent pour manger –de son propre aveu, Gary n’a jamais acheté de viande. Au menu de la tribu, vous trouverez veau et bœuf sauvages, cerf, poissons etc. Le
tout bien évidemment garanti sans OGM ni farines animales.
Lever de soleil sur les montagnes
Installés à notre poste d’observation, assis dans les herbes trempées de rosée, sans ombre aucune, nous faisons face à la
vallée. Et attendons. Attendons. Attendons… Avec une heure de sommeil dans les pattes, on a connu mieux. Sur deux autres versants, deux autres groupes attendent, vigilants, que les rabatteurs en
bas ramènent du gibier. Le soleil se lève tranquillement, nous sommes au beau milieu de nulle part, entourés par de grands monts verdoyants et déserts. Les moustiques commencent à attaquer, nous
suons à grosses gouttes, et scrutons désespérément les montagnes à la recherche de…
Ca y est, une biche ! Moi je n’y vois que dalle, tandis que Gary a repéré l’ombre d’une oreille. Sa vue est
impressionnante, tandis que je galère, pourtant bien équipée de lentilles de contact et de lunettes de soleil. Tous les chasseurs sont à l’affut. Au loin, les clébards aboient furieusement.
Notre chasseur nous fait signe de nous boucher les oreilles, puis sort sa carabine, et tire. Une fois, deux fois, trois fois. La bête est touchée, mais n’arrête pas sa course pour autant. A notre
grand désappointement, nous ne la retrouverons pas.
Notre chasseur à l'affut
Résultat des courses
seul l’un des cousins aura tué deux bêtes, de deux coups. Avec Gary et Bastien, nous descendons en chercher un, jeune mâle
aux bois encore tendres. Le corps est fumant, sa gueule encore pleine d’herbes : le coup l’a arrêté net alors qu’il broutait. Sans prendre le temps de s’émouvoir, Gary sort son long couteau
accroché à sa ceinture, et commence à dépecer la bête à même le sol tout en détaillant ses gestes à notre demande. D’abord les parties génitales, qu’il tranche d’un coup sec et balance au loin,
« pour les chiens ». Puis l’abdomen, ouvert d’un coup vif et précis, les hanches qu’il sépare en deux dans un craquement, les tripes et boyaux, arrachés à pleines mains mais dont il
garde le gras –« le meilleur »–, les rognons et le foie, récupérés dans un coin, l’estomac, tout blanc et gonflé, sorti prestement. En brisant la poitrine, Gary entrouvre les côtes avec
fracas et se débarrasse des poumons pour saisir le cœur fumant qu’il réserve avec les abats. Au fond, un gargouillis de sang chaud qu’il évacue rapidement. La bête est vidée en un tour de main.
Dans la foulée, notre chasseur découpe les pattes antérieures et la tête, gardant la mâchoire qu’il a dépouillée. Le western calédonien s’achève lorsque les garçons hissent la dépouille amputée
sur la croupe du cheval du cousin. Seuls au milieu de la brousse, le portrait est pour le moins… vivant.
Notre cheval chargé des deux cerfs
Le retour est lent, joyeux, sous un soleil de plomb qui achève de nous tremper de sueur. Les genoux tremblent sous
l’effort, la descente n’est pas plus facile que la montée, les ronces pas moins féroces, mais le cœur est léger, saisi d’étonnement d’avoir vécu, l’espace de quelques heures, « à la
kanak », à l’écart total du reste du monde. Que Nouméa parait loin !
Bastien, microscopique au milieu de la brousse
Deux jours de bonheur
Que dire des jours suivants si ce n’est que la douceur de vivre kanak m’a définitivement ravi le cœur ? Sieste sur la
natte, baignades dans la rivière au soleil ou au clair de lune, plongeons sous les bambous, repas en famille ou en tribu, steaks de cerf au barbecue ou marinade de veau aux oignons, banquet pour
le bénissement des ignames (cérémonie traditionnelle kanak), salade tahitienne au thon cru et lait de coco… Le tout à grand renfort de sourires et de bonjours (impossible de passer devant un
Kanak sans le saluer et se présenter) sous le soleil de Ouegoa, sans internet ni téléphone. Et si c’était ça le bonheur ?
Le retour est un crève-cœur.
Lecture au fil de l'eau
Si vous n'êtes jamais montés en voiture avec un Kanak
vous n'êtes jamais montés en voiture du tout. Quand la station service ferme dans une demi-heure, que vous êtes coincés sur
des petits lacets de montagne aux routes vaguement goudronnées, évitez de trop regarder le paysage. On ne sait jamais, une légère nausée pourrait alors s'inviter... Mais ne vous inquiétez pas,
votre chauffeur vous indique à l'aide d'un tonitruant "oh putain sa mère l’onculé !" lorsque la bagnole rencontre un nid-de-poule, afin de vous
aider à sauter en cœur du haut de ses petits 110 km/h. "Ici on fait réviser les voitures tous les mois. Pour les suspensions, les pneus, tout ça." Sans blague… Et c'est sans compter les feux de
croisement en panne : Ouegoa-Nouméa, 5h de route. "Départ 18h, comme ça on évite les gens, parce que rouler juste avec les veilleuses, c'est un peu chaud. Bon t'inquiète, quand je double, je
mets les warning" Ah. Bon. L'aventure, je vous dis...
Sarah* le coeur en brousse