Cet été s’achève ma première histoire d’amour.
Elle a commencé le plus banalement du monde : un coup de foudre sous le soleil d’été. Elle se finira non moins banalement : des larmes et le cœur lourd. Pourquoi la banalité est-elle si douloureuse ? Ecrire ne rend pas les choses plus faciles, écrire permet seulement d’entériner définitivement « ce qui était » et ne sera plus, afin de tirer un trait mélancolique sur le passé et d’éviter toute nostalgie inconvenante. « C’est du passé, n’en parlons plus » dit la chanson ; parlons-en une dernière fois, puis avançons.
*
Imaginez un jeune couple et ses trois petites filles, qui veulent oublier les années étudiantes et les studios minuscules, s’éloigner de la ville et construire leur microcosme à la campagne. A peine eurent-il traversé la forêt de Chandelais et ses chênes centenaires qu’ils découvrirent et aimèrent Les Plaudinières : ancienne ferme, à peine habitable, sombre et petite, entourée de dépendances croulantes, mais avec un jardin en friche porteur de mille espoirs, mille possibilités. « A l’impossible, nul n’est tenu », on pourrait croire ce dicton écrit pour les inconscients qui décidèrent de retaper cette bicoque, isolée de tout, à six kilomètres du premier village, à qui l’on demandait au début : « mais vous recevez la télé quand même ? ».
Il serait excessivement long de narrer chapitre par chapitre l’évolution des travaux, parallèle évident de l’histoire de ma famille. Certaines grandes étapes sont gravées à jamais dans ma mémoire, ainsi que d’autres événements plus insignifiants mais lourds de sens pour l’enfant que je fus. Ma première chambre, qui aujourd’hui paraîtrait insultante à l’étudiant obligé de se contenter de dix-sept mètres carrés pour vivre à l’année, quand je vivais déjà à dix ans dans un lit deux personnes. Y furent invités amies de toujours et premiers amours, y furent imaginés mille rêves plein d’espoirs… J’y appris mon admission à Sciences Po Toulouse, j’y préparai mes valises pour Lomé et Jyväskylä… Ou, de manière plus anecdotique, la construction de notre cabane, pour laquelle nous cousîmes les rideaux avec fierté, et qui remplaça en extérieur le lit superposé de mes sœurs, où tour à tour nous nous improvisions pirates, mendiants ou explorateurs. Et le champ, objet de crainte et de délice ; on y cueillait les mûres les soirs d’été quand le soleil se faisait moins ardent, on y tondit les moutons malades, on s’y fit pourchasser par les oies, on y transporta des cordes et des cordes de bois, on y débroussailla ronces et orties sous les nuages de frelons…
Mes souvenirs se mêlent, confus. Petits malheurs et joyeux bonheurs s’entremêlent en un tourbillon coloré. Les arbres coupés, ceux replantés, nos chiens qui y vécurent, compagnons vigoureux et infatigables, ces chats qu’on y perdit, sauvages et mystérieux, revenant de temps à autres, couturés de cicatrices, ce couple de tourterelles qui revenait chaque année, ces vaches au loin qui meuglent en se bâfrant ou que l’on retrouvait le soir à nos fenêtres, broutant les géraniums… « On habite la campagne, pas à la ferme ! » râlait ma mère. Mon père laissait passer l’orage, et recueillait veaux, vaches, cochons, ou plutôt agneaux, oies et canard, que nous nous faisions un plaisir de retrouver dans l’assiette, disgracieusement transformés en saucisses.
*
Pourquoi attaché-je tant d’importance à ces vieilles pierres ? Pourquoi le matériel prend-il une place si importante dans mon cœur, alors que rien ne paraît plus trivial ou futile ? Pourquoi suis-je si triste de quitter Pontigné ? Autant de questions qui me taraudent depuis l’été dernier où nous apprîmes qu’il fallait vendre la maison. Mais qu’on se le dise, se raisonner ne sert à rien quand il est question de sentiments !
Penser aux Plaudinières c’est aussi se remémorer les étés passés à restaurer, agrandir, entretenir la maison, « en travaux depuis dix ans, et ça ne risque pas de s’arrêter » se plaisait à commenter maman. Oh les dimanches entiers consacrés au ménage de l’immense baraque ! Cinq chambres plus un bureau, un immense séjour salle-à-manger-salon-cuisine, deux salles de bain, une buanderie, une lingerie, une salle de jeux, une véranda… autant de pièces qu’il fallait astiquer du sol au plafond, en affrontant araignées et punaises, non sans râler contre cette injustice cruelle qui nous faisait vivre dans une si grande maison (!). On ne compte pas non plus les innombrables bras qui aidèrent à l’édification de cette demeure qui a pris lentement forme au rythme des vacances scolaires. Oncles, cousins, tantes et j’en passe n’eurent de cesse de poser leurs valises dans l’entrée et de passer l’été au soleil, je veux dire sur les toits, à poser des ardoises, garder les gamines, couler du béton, poser du carrelage, coller de la tapisserie, creuser des fondations, monter des poutres, repeindre des volets, creuse une piscine, retaper des vieux meubles, remettre l’électricité aux normes, installer portes, fenêtres, plinthes, luminaires, placards et j’en passe... Ah les pique-nique ! Ah les parties de pétanque pour se détendre ! Ah l’apéro bien frais servi après une journée de labeur !
« Se mettre au vert » fut notre quotidien : sur un hectare de terrain, ce n’était pas les occupations jardinières qui manquaient, je vous l’assure… Je me souviens de cette gigantesque haie de thuyas que mon père abattit, et que nous transportâmes et brulâmes, à nos corps défendant ; vous ne vous rappelez sans doute plus du magnifique saule pleureur qui surplombait la maison, arrosant de son ombre des mètres et des mètres alentour, mais dont la maladie nous obligeait à réagir. Combien de repas furent pris à son ombre ! Je me rappelle aussi brusquement cette petite voix que nous entendîmes un jour, venant de nulle part : « Coucou, je suis là ! ». Non, respire maman, ce n’est que Laurène, six ans, grimpée au sommet de l’immense thuya qui ploie sous ses gesticulations… Ou alors mes hurlements quand, tombée de mon vélo, je rameutais toute la maison… qui finalement me découvrit criant de douleur mais sans la moindre égratignure. Une réputation de « chochotte » qu’aujourd’hui encore je peine à vous faire oublier à cause de cet incident ! Ou encore les premiers grincements de Morgane qui venait de se mettre au violon. Difficile d’imaginer qu’une dizaine d’années plus tard elle nous filerait la chair de poule avec un morceau de Vivaldi quand il nous fallait alors supporter ses « crin-crin » dissonants !
Tant de souvenirs que je voudrais vous raconter ! Ces hérissons que nous recueillîmes et allaitèrent au biberon, ce hamac sous le tilleul où nous dormîmes bien des siestes, ces Noëls en famille passés à se régaler des bons plats de papa, où mamie devenait rouge dès le premier verre de soupe angevine, où les hommes partaient fièrement dans la cave ouvrir les huîtres, où les grands-mères nous couvraient de cadeaux et de gros baisers sonores, où les cousines nous faisaient essayer leurs poupées, où les chants de Noël que Laurène adoraient ne nous saoulaient que trop… mais se laissaient néanmoins écouter en riant.
Ces soirées enivrantes (et surtout enivrées !) pendant lesquelles j’aimais vous faire partager la douceur de vivre pontatinacusaine, où les tentes fleurissaient dans le jardin, où la piscine battait son plein, où le vin coulait à flot… Ces réveils difficiles, ces conneries à assumer le lendemain matin au grand jour, ces fous rires mémorables, ces anecdotes pas piquées des vers… On en rigole encore !
*
Vis-je dans le souvenir ? Suis-je trop nostalgique ? Est-ce rétrograde de pleurer sa maison ? Les souvenirs sont pour moi autant de traces indélébiles que portent murs, sols et plafonds des Plaudinières, et que je voudrais garder pour toujours. Si, intimement, j’ai toujours su qu’il faudrait quitter Pontigné un jour, je n’aurais jamais imaginé un départ si brutal. Symbole d’une famille unie qui vole en éclat sans sommation, je reste atterrée par ce gâchis sans nom, et par l’abandon presque dédaigneux des Plaudinières. Je revois encore le dégoût profond de mon père pour ce qui fut un havre de paix pour moi, mais un gouffre sans fond pour lui, perte de temps, d’argent, d’énergie. Je découvre aujourd’hui le malaise de ma mère à continuer d’habiter la maison de son ancien mari, une coquille vide et désincarnée, peuplée de fantômes du passé, froide l’hiver, inhospitalière une fois vide, immense et gargantuesque ; une verrue.
Les bons souvenirs sont teintés de sépia, loin derrière ; ne restent que les récents cris et larmes, ces déceptions, ce poids sur le cœur qui n’en finit pas de peser, cette boule dans la gorge qu’on n’arrive plus à faire passer. Tant de départs et si peu de retours, tant de projets extérieurs à Pontigné, qui n’est plus que le boulet de la famille, la pesanteur insupportable dont on voudrait se débarrasser à tout prix. « Vendre, partir », oublier ?
*
Mais j’ai beau me dire adulte, je ne peux empêcher mes yeux d’enfant d’y voir les bons moments, ou les moments de « vie », tout simplement, dont sont gorgées les vieilles pierres. Devrais-je avoir honte de mon sentimentalisme ? De mon égoïsme ? J’aimerais tant garder cette maison, qu’en vrai je n’ai pas construite, juste « habitée », au sens propre du terme. Car si j’aime cette maison, c’est parce que je m’y retrouve, nous y retrouve. Il n’y a pas seulement se rappeler que cette tache sur la tapisserie est due à ma bêtise de petite fille, il y a surtout entendre les échos heureux de mon enfance traverser les années grâce au puissant pouvoir d’évocation des Plaudinières, qui restent imprégnées de « moi », de « nous ». Au diable le sentimentalisme, je n’ai pas peur de dire, tout bêtement, que la maison de mon enfance me manquera terriblement, métaphore à peine voilée de mon enfance heureuse avec mes deux parents.
Alors, adieu Les Plaudinières.
On s’aimait pourtant bien toutes les deux.
Sarah* ~ mélancolico-nostalgique
PS : A voir s'il ne faudrait pas organiser une p'tite soirée pour "fêter" tout ça... Avec un p'tit goût de
dernière fois ! Z'en pensez quoi ?!